samedi 12 janvier 2013

Trois ans après le séisme, l'oubli, l'inertie et la honte


         Ici on ment. Aux vivants comme aux morts. Aux morts encore plus. Et jusqu'ici, de manière éhontée, à ceux fauchés par "goudougoudou" [mot utilisé par la population pour désigner le séisme du 12 janvier 2010]. A la mémoire de ces disparus, plus de 200 000, le monument promis il y a un an par le président Michel Joseph Martelly est encore dans les limbes. Sur le site où il devait être érigé, à Titanyen, il n'y a que la grosse pierre. Celle estampillée "Nou pap jan m bliye w", posée sur une estrade, presque au centre d'une fosse commune, en contrebas d'un monticule parsemé d'herbes sauvages ondulant sous les bourrasques.
Sous un soleil de plomb, joyeux drilles, une trentaine de journaliers du CNE s'attèlent à rendre l'espace moins sauvage, mardi 8 janvier 2013, à moins de soixante-douze heures des trois ans de la tragédie. Le bruit des lames de machettes qui s'écrasent sur des cailloux se mêle à celui des conversations. Par moments, on a l'impression que ces travailleurs oublient que des vies brisées en 35 secondes gisent sous leurs pas, six pieds sous terre. Quelques-uns s'en souviennent en revanche. Frantzo Alexandre est du nombre. "J'aurais pu être inhumé ici comme tant d'autres", confie ce jeune homme, barbiche, gueule cassée, machette à la main gauche. Au-delà de sa "joie" d'être vivant, grâce à la providence, Frantzo Alexandre étouffe mal un regret. "il  aurait dû y avoir un monument plus grand ici. Cette pierre est trop petite", explique-t-il. "Petite", mesure-t-il avec insistance.      
Profil bas
Ce qualificatif, à un cheveu, colle à la dimension que nos chefs entendent donner à la commémoration des trois ans du séisme. "La commémoration sera le plus simple possible. Le président fera une offrande florale à Titanyen en souvenir des disparus du 12 janvier. Il sera probablement entouré des membres du gouvernement. C'est ce qui est prévu », indique une source gouvernementale. "C'est possible que l'on fasse des modifications", souligne-t-elle.
Profil bas ? Possible. Le président a un impayé : le monument non encore construit. Et une promesse sans engagement, sans actions concrètes pour"déconstruire bien des habitudes" afin de "construire autrement",d'habiter le pays autrement. Le chef de l'Etat, un an après, ne pourra pas se vanter d'avoir "travaillé pour que les descendants de ceux qui sont partis en ce jour fatidique ne connaissent pareil sort par la faute des carences des hommes".
Une illustration. A quelques kilomètres de là, vers Bon-Repos, à l'entrée nord de Port-au-Prince, un bidonville s'étire de tout son long : Canaan. Habitant de cette nouvelle agglomération, Listène Fleuriot, 57 ans, au cours des derniers mois, a fait la transition. Avec ses sept enfants, ce tailleur au chômage ne vit plus sous une tente, mais dans une maisonnette en bloc recouverte de tôles. Pour lui, comme pour Poupette Clervil, "c'est une victoire". Mais, comme d'autres, il redoute l'effet de nouveaux séismes. "Ma maison n'est pas trop solide", reconnaît Poupette Clervil, le visage couvert de poussière, assise sur la carcasse d'un réfrigérateur au bord de la route nationale numéro 1, à l'entrée de Canaan 1.
Collectivement, rien n'a été fait
Ici et ailleurs, on n'habite pas nécessairement le pays autrement afin de réduire la vulnérabilité face aux aléas sismiques, comme le souhaite le chef de l'Etat. L'ingénieur Claude Prépetit, la voix qui criait "attention séisme", le déplore. "Collectivement, rien n'a été fait. Mais, individuellement, suivant leurs moyens, des gens ont fait ce qu'il faut", explique-t-il. "Le respect des normes parasismiques n'est toujours pas une obligation fixée, par l'Etat. Aucune loi n'a été imposée à personne", soutient Claude Prepetit, soulignant que la publication des codes de construction et de réparation de maison sont utiles mais pas suffisants. "Il faut un programme soutenu sur 10, sur 15 ans afin de changer les mentalités", insiste-t-il.
Gageure ? Oui. L'oubli taraude et les vieilles pratiques ont  la vie dure. "Nous ne sommes pas des hommes et des femmes de conviction", déplore le sociologue Hérold Toussaint. Ce déficit de conviction est aussi imputable à l'absence de réflexion, de méditation des politiques qui ne s'accordent "pas le temps de creuser les choses". "Il faut aujourd'hui une articulation entre le dire et le faire", souhaite Toussaint.
En guerre contre l'oubli, favorable à un devoir de mémoire, il croit que "le 12 janvier est le temps de l'évaluation, de l'autocritique". "C'est, poursuit-il, le temps d'un questionnement sur le sens de la dignité humaine ici en Haïti." "Est-ce qu'on peut se permettre de mourir en Haïti ? Est-ce que l'on peut accepter que nos concitoyens meurent  dans la honte ?", s'interroge Hérold Toussaint face à l'obstination des Haïtiens à habiter le pays comme avant le séisme en remettant tout à la Providence.  
Entre-temps, en Haïti, où l'on est très croyant, certains se tourneront vers Dieu ce samedi. Un jour férié. Un jour de blessure. Un jour d'interrogations sur la gestion lamentable après le séisme. Un jour qui démasque les promesses que l'on ne tient pas. Des mensonges pour certains...

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